Repenser le féminin
Publié le 17/12/2022
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«
Voix féminine, ethos féminin dans Les Lettres de Madame de Sévigné et
Les Lettres Portugaises
Introduction
Dans le cadre de ce colloque, nous envisageons d’aborder la question de la voix
féminine et de l’ethos féminin dans Les Lettres de Madame de Sévigné et Les lettres
portugaises de Guilleragues.
Nous avons relevé plusieurs similitudes entre la Correspondance
sévignéenne qui est une correspondance authentique et Les Lettres Portugaises, ce roman
épistolaire écrit par une religieuse portugaise à son amant un chevalier français reparti vers
son pays.
Ce n’est qu’en 1962 que deux universitaires prouvent qu’il s’agit bien d’une fiction,
parue en 1669, œuvre du Comte Gabriel-Joseph de Guilleragues.
Les Lettres portugaises
pourraient donc être envisagées comme l’écriture du féminin par un homme.
En effet, elles ne
peuvent être que féminine, même sous la plume d’un homme.
Notre objectif est d’établir un
bref rapprochement entre ces deux œuvres ayant pour dénominateur commun, les ravages
causés par la passion sur la voix féminine.
Il s’agit d’étudier l’ethos de la femme épistolière
soit dans le cadre du roman épistolaire à une seule voix comme les Lettres Portugaises qui
sont un simple monologue se réduisant à un cri pathétique et où le récepteur reste passif, soit
dans Les lettres de Madame de Sévigné où les réponses du destinataire existent mais ne sont
pas fournies au lecteur, le destinataire a un impact sur le discours épistolaire, dans la mesure
où ses réponses sont souvent citées.
Dans les deux cas, la femme épistolière qui écrit est
guidée dans son écriture par un sentiment de souffrance dû à l’éloignement et qui n’a qu’un
seul désir : revoir l’être absent aussi vite que possible.
En outre, ce qui a orienté notre choix, aussi, c’est que Mme de Sévigné a lu les
Lettres Portugaises parues en 1669 sans nom d’auteur : « Enfin Brancas m’a écrit une lettre
si tendre qu’elle récompense tout son oubli passé.
Il me parle de son cœur à toutes les
lignes ; si je lui faisais réponse sur le même ton, ce serait une portugaise»1.
Mme de
Madame de Sévigné, Correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972, Lettre du 19
juillet 1671, Tome I, p.
129.
1
Sévigné, en ayant recours à l’hypothèse, se met dans la posture, ou plus dans l’ethos de la
portugaise.
Elle semble avancer elle-même l’idée d’une possible convergence entre leurs
deux profils d’épistolière.
L’une des questions que nous nous posons est la suivante : pourquoi Guilleragues
adopte-il la forme épistolaire pour dévoiler l’âme de son héroïne Mariane.
Pour répondre à
cette question nous tenterons dans la première partie de voir si le genre épistolaire est féminin.
I-
Le genre épistolaire, un genre littéraire typiquement féminin ?
Pourquoi la lettre amoureuse semble-t-elle incarner une spécificité féminine?
Pour répondre à cette question, nous citons F.
Nies qui confirme «que le type de la
femme-correspondante coïncide assez bien avec un concept traditionnel du rôle
féminin »2.
F.
Nies parle ici « du stéréotype selon lequel c’est le propre de l’homme de
partir à l’aventure, de quitter sa compagne tandis que celle-ci, sédentaire, a la
vocation d’attendre le retour du partenaire en s’appliquant à maintenir le contact
affectif»3.
La situation de la femme restée seule, plongée dans une attente le plus
souvent douloureuse ou délaissée par l’homme, reflète parfaitement la situation que vit
Mariane, l’héroïne des Lettres Portugaises.
C’est le cas, aussi, de Mme de Sévigné qui
ne vit que pour revoir sa fille revenir auprès d’elle et qui souffre du même sentiment
que Mariane : celui d’être délaissée.
Ces femmes empêchées de dire « je » dans leur société trouvent dans leurs textes un
moyen pour s’exprimer librement.
La lettre est donc le moyen par excellence qui leur
permet d’étaler leur subjectivité.
Sans cesse, elles expriment le manque, l’absence,
l’amour (…) ce qui engendre une profonde introspection et toute l’écriture se
concentre sur le drame intérieur.
Il convient de retenir, si nous pouvons dire, que ce
type de lettres n’est qu’un monologue qui recrée le correspondant et qui ne connaît
qu’une seule voix, une seule vision celle de la femme.
F.
Nies, « Un genre féminin ? », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 6, Novembre-Décembre,
1978, p.
994-1003.
3
Ibid.
2
Un autre point qui peut déterminer la valeur de la lettre féminine au XVII ème siècle
c’est l’opinion des théoriciens de l’époque.
En 1635, l’éditeur d’un nouveau recueil appelé les « Lettres des dames de ce temps »
tente de « faire voir à toute la terre que les lettres ne sont pas seulement l’héritage de [son]
sexe »4.
En 1663, l’abbé Cotin5 s’applique aussi à montrer la supériorité féminine dans le
domaine épistolaire.
Pierre Richelet6 adopte, un peu plus tard, ce même point de vue.
La
Bruyère n’est donc ni le premier ni le seul, parmi ses contemporains, à penser que « ce sexe
va plus loin que le [sien] dans ce genre d’écrire » et que les femmes ont la capacité de « faire
lire dans un seul mot tout un sentiment »7.
En effet, et comme l’a déduit Cotin, les femmes
écrivent plus naturellement et ont le don de peindre tous les sentiments.
Le dernier point, qui représente l’un des charmes de cette écriture épistolaire c’est
l’expression de l’intime, du malheur et de la contrariété.
En effet, L’écriture qui est
censée exprimer de manière directe la passion est alors le moyen pour décrire les
contradictions de ce sentiment.
Le personnage féminin perd le contrôle, se montre
anxieux, soumis et cède à ses émotions.
En quête d’efficacité, la voix féminine tente
de se fabriquer et de donner d’elle une image conforme aux attentes de son
destinataire.
De ce fait, le monde intérieur commenté et non raconté, mode
d’expression essentiellement transitif puisqu’il s’adresse à tous ceux qui ont le droit de
découvrir les pensées et les sentiments les plus secrets de celle qui les écrit, tel serait
donc le domaine de prédilection des femmes en littérature.
Il est à noter que la lettre intime, au XVII ème siècle, constitue un horizon difficile à
atteindre parce qu’elle devait réunir trois critères qui semblent la définir.
*Elle doit émaner d’un cadre privé, évoquer des événements précis et personnels et entrer
dans les détails les plus insignifiants et les plus intimes de la vie quotidienne, accordant
autant d’importance aux questions de santé par exemple qu’à des nouvelles plus générales.
Les Lettres et poésies de Mme la Comtesse de Brégy, Leyde, 1666, Au lecteur, p.3.
Charles Cotin, dit l’abbé Cotin, né vers 1604 à Paris où il est mort en 1682, est un homme
d'Église, poète et essayiste français.
6
César-Pierre Richelet né le 8 novembre 1626 à Cheminon et mort le 23 novembre 1698 à Paris, est
un grammairien et lexicographe français, rédacteur d'un des premiers dictionnaires de la langue
française.
7
Jean de La Bruyère, Les Caractères, Paris, Gallimard, 1965, p.
32.
4
5
*C’est aussi l’expression de la subjectivité d’une personne sincère qui s’épanche et en fait
un exutoire des passions.
*Enfin, elle doit susciter un dialogue et une conversation en absence mais elle doit surtout
assurer la nécessité de parler de soi.
D’où l’importance de la correspondance de Mme de Sévigné qui a inventé une
forme nouvelle en réunissant enfin toutes les composantes de la lettre intime.
C’est le
départ de Mme de Grignan en Provence qui a contribué à la formation d’un nouveau
concept de la lettre.
En effet, la vie publique passe alors au second plan, la correspondance
se centre sur la vie familiale et marque le bouleversement intérieur et le désespoir de la
marquise.
Ceci lui prouvait qu’elle était capable de garantir la fonction de la lettre loin de
tout commerce mondain.
Ainsi, la vie privée définit un nouvel espace d’échange, un espace
de solitude, d’isolement et de retrait.
Enfin, nous ne pouvons pas aborder la question de la lettre intime sans mentionner que
le substantif intimité n’est pas attesté dans les grands dictionnaires du XVIIème siècle ; en effet,
sa première apparition est relevée sous la plume de Mme de Sévigné dans la lettre du 15
novembre 1684 : « Je n’ai pu m’empêcher de vous dire tout ce détail dans l’intimité et
l’amertume de mon cœur, que l’on soulage en causant avec une bonne dont la tendresse est
sans exemple »8.
(Caractère intime, intérieur et profond).
De là nous tenterons, dans la deuxième partie, de revenir sur quelques caractéristiques
qui nous semblent spécifiques à l’écriture épistolaire féminine et intimiste dans les Lettres de
Mme de Sévigné et les Lettres Portugaises.
II-
Vers une poétique du discours féminin
Selon Ruth Amossy, « toute prise de parole implique la construction d’une image de
soi »9.
Il suffit ainsi, pour voir quel éthos occupe nos épistolières dans leurs lettres, de
Madame de Sévigné, Correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972, Lettre du 15
novembre 1684, Tome.
III, p.
156.
9
Amossy, Ruth.
« La Notion d’ethos, de la rhétorique à l’analyse du discours », Amossy, R.
(dir.).
Images de soi dans le discours.
La construction de l’ethos, Lausanne , Delachaux et Niestlé, 1999,
p .9.
8
chercher dans leurs paroles et dans leurs façons de dire une série de marques discursives
permettant de (re)construire des traits caractéristiques de leurs profils identitaires:
L’écriture est vue comme une parole, comme une praxis semblable à celle de
l’oralité, comme une activité qui laisse dans le texte des traces qui réfèrent à
l’énonciation, à une situation de communication donnée qu’on cherche à reconstruire
afin de mieux dégager l’intention du texte.10
Cette étude de l’énoncé épistolaire nous permettra d’esquisser une image plus au
moins claire de ces femmes parce qu’elle s’appuie essentiellement sur leur façon d’écrire et
par conséquent sur leur façon de dire.
C’est dans ce sens exactement que Ruth Amossy
affirme, à propos du locuteur, que son « style, ses compétences langagières et
encyclopédiques ses croyances implicites suffisent à donner une représentation de sa
personne ».11Du fait en prenant la parole, le sujet parlant effectue deux activités.
Premièrement, il nous met devant une multitude d’informations sur soi et sur l’autre d’une
manière discontinue et fragmentaire.
Deuxièmement, il signe un simulacre d’identité en disant
implicitement à son lecteur : « je suis ceci, je ne suis pas cela»12.
Nous insisterons donc dans cette partie sur le « je » féminin polymorphe qui
s’exprime dans la Correspondance sévignéenne et les Lettres portugaises.
En effet, la voix
féminine dans ces deux œuvres s’exprime à travers presque un même dispositif énonciatif.
Nous nous arrêterons sur quelques traits :
un ethos pré-discursif
En examinant le discours du « je » dans ces deux correspondances, nous pouvons
remarquer qu’elles renvoient sans cesse à des éléments extratextuels appartenant au passé.
Mme de Sévigné doit souvent affronter les séquelles des malentendus passés :
Vous me dites, ma bonne, que j’ai été injuste sur le sujet de votre amitié.
Ah !
Ma bonne, je l’ai été encore bien plus que vous ne pensez.13
* Souvent, elle fait allusion aux brouilles en utilisant les termes vagues :
Vous pourrez juger par là de ce que m’ont fait les choses qui m’ont donné
autrefois des sentiments contraires.
[…] Mais je ne veux pas que vous disiez que
Pierre Van Den Heuvel, Parole, Mot Silence, Pour une poétique de l’énonciation, José Corti, 1985,
p.33.
11
Ruth Amossy, Images de soi dans le discours .La construction de l’éthos, Lausanne, Delachaux et
Niestlé, 1999, p.
9.
12
Roland Barthes, L’ancienne rhétorique, In : Communications, no 16.
p.
212.
13
Lettre du 15 avril 1671, Tome.
I.
p.
219.
1010
j’étais un rideau qui vous cachait.
Tant pis si je vous cachais ; vous êtes encore
plus aimable quand on a tiré le rideau.
Il faut que vous soyez à découvert pour être
dans votre perfection ; nous l’avons dit mille fois.
» 14
*Nous pouvons aussi noter l’importance accordée à la distribution des temporalités.
En
effet, le traitement des temps verbaux suggère le caractère inéluctable de la souffrance :
tandis que le passé composé place le présent dans la subséquence logique et chronologique
des souvenirs partagés (« ce siège de mousse où je vous ai vue quelque fois assise »15), et
que le futur sera tout entier marqué par la pensée de l’absente (« ma pauvre bonne, ce que
je ferai beaucoup mieux que tout cela, c’est de penser à vous »16), le présent de
caractérisation condamne à une douloureuse sensibilité (« je ne sais point être forte »17).
De même, nous trouvons dans les lettres portugaises des temps qui s’entremêlent et
qui cherchent à rendre compte d’un passé heureux, d’un présent douloureux et d’un futur
angoissant.
Les désordres de la religieuse portugaise sont toujours vus dans un passé
onirique, pourtant altérés par les ombres de la culpabilité et de la suspicion.
Ce passé
heureux, fou, revécu, embelli, ressurgit plusieurs fois dans les lettres associé avec les
temps du passé simple pour montrer que ce rêve d’amour est devenu un mauvais rêve.
Le passé simple marque la victoire de la lucidité et le triomphe du désespoir : « Il me
sembla que vous vouliez me plaire, Vous me parûtes aimable, Vous me témoignâtes une
grande passion »18.
Le passé composé atteste la continuité de l’amour, la permanence de l’engagement et de
l’espoir : « je vous ai destiné ma vie aussitôt que je vous ai vu »19.
L’imparfait, temps de la durée par excellence, permet à Mariane de revivre ces instants
heureux en les faisant ainsi dilater dans une durée délicieuse : « je me donnais toute à vous,
je voyais tant d’amour, qui me comblait de joie »20.
Lettre du 11 février 1671, Tome.
I.
p.
155.
Lettre du 24 mars 1671, Tome I, p.
199.
16
Ibid.
17
Ibid.
18
Guilleragues, Lettres Portugaises, Collection Folio, Édition Gallimard, Paris, 1990, Lettre IV, p.
90.
19
Lettres Portugaises, I, p.
75.
20
Ibid.
14
15
Ainsi, nous pouvons dire que le....
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