Peut-on considérer « Des cannibales » et « Des coches » de Montaigne comme une forme d’utopie ?
Publié le 05/11/2022
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« Peut-on selon vous considérer « Des cannibales » et « Des coches » de Montaigne comme une forme d’utopie ? Montaigne s’interroge dès le début du chapitre « Des cannibales » sur les origines et l’identité du Nouveau Monde. Montaigne fait référence à l’Âge d’or puis à La République de Platon dans son développement pour souligner l’idéal que représente à ses yeux ce Nouveau Monde, dont la pureté morale serait la conséquence directe de l’absence de toute organisation sociale élaborée. La vie des habitants du Brésil, placée sous l’égide des lois naturelles, atteindrait ainsi un idéal philosophique. L’utopie est un terme inventé par l’écrivain anglais Thomas More en 1516 pour désigner une société idéale et sans défaut, où un régime politique idéal et des rapports sociaux harmonieux apportent le bonheur aux hommes et assurent à chaque individu la possibilité de se réaliser pleinement. L’étymologie grecque u- (sans) et -topos (lieu) indique que cela désigne une société qui n’existe nulle part, ou qui n’est présente en aucun lieu. L’assimilation de l’utopie à un lieu imaginaire n’empêche par les écrivains, Thomas More le premier, de les situer géographiquement et fictivement, ni même de faire le lien avec la société dans laquelle ils vivent. L’utopie est en effet présentée comme un modèle auquel toute société doit tendre pour gommer ses excès, ses inégalités, ses injustices : elle constitue un miroir inversé de la réalité, qu’elle permet ainsi de critiquer et peut- être d’améliorer, puisqu’elle est d’abord un moyen de réfléchir sur les sociétés réelles. I Les rapprochements faits par Montaigne entre les Amerindiens et 2 formes de monde idéal 1 Références à l’âge d’or Focus sur l’Âge d’or : il s’agit d’un mythe grec, présent La Théogonie et Les Travaux et les Jours d’Hésiode au VIIIème siècle av. J.-‐C. et repris également par Ovide dans Les Métamorphoses au Ier siècle ap. J.-‐C, ainsi que par Tibulle dans ses Élégies et par Virgile dans ses Bucoliques et ses Géorgiques. Le mythe de l’Âge d’or est particulièrement développé par les poètes sous le règne d’Auguste qui est présenté comme le seul capable de ramener l’humanité vers un âge proche de cette époque mythique. Dans la mythologie grecque, l’Âge d’or prend place immédiatement après la création de l’homme, alors que Cronos (Saturne pour les Romains) régnait encore sur la Terre. Cette époque se caractérise alors par l’innocence, la justice, l’abondance et le bonheur. Les hommes vivent presque éternellement et meurent sans souffrances ; ils vivent dans la proximité des dieux ; ils ne connaissent pas la dureté du labeur parce que la nature produit en abondance tout ce dont ils ont besoin, sans nécessité d’une intervention de la main humaine ; la paix et la sécurité découlent de cette prospérité qui bénéficie à tous et ne suscite donc ni convoitise ni animosité. L’âge d’or est donc vu comme une époque à la fois reculée où prospérité, morale et bonheur vont de pair, et que les hommes aimeraient retrouver. C’est l’avènement de Zeus qui y met fin : l’âge d’argent peut alors commencer. Suivent l’âge d’airain et l’âge de fer. Toutefois, selon une conception cyclique du temps, cet Âge d’or est destiné à revenir. Quels sont les points communs entre l’âge d’or et le Nouveau monde ? « il me semble, en effet, que ce que nous voyons par expérience dans ces nations-‐là surpasse non seulement toutes les peintures par lesquelles les poètes ont embelli l’Âge d’or et toutes leurs inventions pour imaginer une heureuse condition humaine », p. 15 Les points communs entre l’Âge d’or et le Nouveau Monde sont donc bien visibles pour les lecteurs humanistes : les habitants du Brésil sont décrits dans « Des cannibales » comme vivant dans une société d’abondance où convoitise et jalousie sont exclues ; la proximité avec la nature rend presque inutile toute notion de travail. Les maladies sont présentées comme rares et les corps humains respirent la santé, semblant même peu sensibles aux marques de la vieillesse. Si la paix ne règne pas entre les tribus, ce n’est nullement en raison d’une volonté de conquête territoriale ou d’appropriation de biens par la force, mais bien pour que chacun puisse prouver sa valeur et sa bravoure. L’absence de propriété entraîne l’absence de vol et le comportement vertueux est la règle : les principes religieux sont réduits à leur plus simple expression et font l’objet d’un rappel quotidien plutôt que d’un enseignement forcé. 2 références à l’idéal de gouvernement dans La république de Platon . Montaigne cite plus précisément La République de Platon, qui est, selon lui, dépassée par l’idéal de l’État de nature concrétisé dans le Nouveau Monde. Cet ouvrage de Platon propose un dialogue sur la démocratie, où les risques de tyrannie et de démagogie sont dénoncés. Le philosophe grec y propose également un modèle de vie communautaire et un idéal de gouvernement. Cet idéal politique s’accompagne d’un idéal moral puisque le mensonge est exclu de la cité (ou du moins réservé aux seuls dirigeants…) et que la bravoure et la dignité devant la mort sont promus. Les idéaux de tempérance et de justice sont également mis en avant. Est ce que Montaigne met en évidence des rapprochements entre la vie en communauté et les modes de gouvernement des Amerindiens avec ce qu’expose Platon dans la République ? Là encore, Montaigne n’a de cesse de souligner ces caractéristiques chez les populations du Brésil, alors même que les Européens sont montrés comme déloyaux et lâches, soumis à leurs désirs et injustes, y compris entre eux. Quant à l’idéal de vie communautaire prôné par Platon, il est lui aussi perceptible dans la répartition des tâches au sein de la tribu des Tupinambas, et même dans l’éloge surprenant que Montaigne fait de la polygamie (Platon proposant que les femmes soient communes à tous et les enfants élevés tous ensemble). Quant à la guerre, elle est partie inhérente de l’éducation des enfants de la Cité idéale de Platon comme elle est le moyen pour les Tupinambas de prouver leur bravoure. C’est l’État de nature qui représente selon lui cet idéal :Quels sont les avantages de l’état de nature ? -‐ Les lois de la nature et ses productions sont présentées comme une forme de perfection que les lois et les ouvrages humains ne sauraient en aucun cas égaler ; Montaigne oppose sans hésiter les techniques humaines les plus abouties aux merveilles de la nature, toute-‐puissante. -‐ L’organisation sociale et politique des communautés humaines nuit à leur bonheur au lieu de le conforter car elle produit nécessairement des hiérarchies et des inégalités, donc de la convoitise et de la jalousie. Au contraire, l’état de nature suppose l’égalité parfaite des individus, même lorsque la vie quotidienne impose une répartition des tâches car tous les Tupinambas se considèrent comme « moitiés » les uns des autres. La nécessité de désigner un chef n’obéit pas à une logique héréditaire mais plutôt à une logique de compétences : le chef militaire doit être le plus fort et le plus brave. La position de supérieur implique d’ailleurs essentiellement des devoirs, et fort peu de privilèges, dans la mesure où c’est une charge au bénéfice de la communauté. -‐ L’abondance naturelle permise par une vie en symbiose avec le territoire dans lequel les Tupinambas habitent rend inutile toute notion de propriété, et donc l’idée même de vol ou de violence associée à l’appropriation de biens ou de territoires. L’absence de monnaie et de commerce permet en fait aux rois de conserver des richesses bien plus importantes au bénéfice de l’ensemble de la communauté, comme le montrent les exemples des rois de Mexico et du Pérou. -‐ Le bonheur est donc associé à l’innocence et la morale, donc à la pratique de la vertu. Les vices humains sont donc présentés par Montaigne comme une conséquence de la vie en société. Ce sont les mêmes composantes qui seront reprises dans le mythe du bon sauvage développé par les philosophes européens, du 16ème au 18ème siècle. C’est Jean-‐Jacques Rousseau qui li donnera sa forme la plus abouti Un peu de culture en plus !! Focus sur le mythe du bon sauvage du 16ème siècle au 18ème siècle La découverte du Nouveau Monde en 1492 et la multiplication des expéditions maritimes tout autour du monde du 16ème au 18ème siècle conduisent à une multiplication de récits de voyage mettant en scène des indigènes rencontrés par les explorateurs ou les aventuriers qui abordent des territoires jusque-là inconnus des Européens. Dans beaucoup de ces récits, ces indigènes sont décrits comme primitifs, .... »
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