Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761), 6e partie, Lettre VIII (analyse)
Publié le 17/10/2022
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Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761), 6e partie, Lettre VIII
Texte : « Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur
ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause.
Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée
à la réalité, qui vaut mieux peut-être.
Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire
tout ce qu’il possède.
On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est
heureux qu’avant d’être heureux.
En effet, l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu
obtenir, a reçu du ciel [de Dieu] une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le
soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour
lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion.
Mais tout ce
prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne
se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où
commence la jouissance.
Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est
le néant des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-même [Dieu] il n’y a rien de beau que ce
qui n’est pas.
Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est
infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes.
Vivre sans peine n’est pas un état
d’homme ; vivre ainsi c’est être mort.
Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable
créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus supportable.
JeanJacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761), 6e partie, Lettre VIII, Flammarion, « coll.
GF »,
1967 .
************
EXPLICATION DU TEXTE (Par Lily Schieber, TL)
La définition populaire de l’idée de bonheur consiste à dire qu’être heureux c’est avoir ce qu’on
désire.
Cette idée n’est point moderne.
Dès l’antiquité, il existait déjà des philosophies hédonistes
qui nous invitaient à rechercher le plaisir, à obtenir ce que nous désirons pour être heureux.
Calliclés,
dans le Gorgias de Platon, par exemple, nous dit que l’homme qui ne cherche pas à satisfaire ses
désirs mène « une vie de pierre », et Epicure nous enseignait également qu’en apprenant à nous
contenter de plaisirs simples nous pouvons trouver le contentement (ce qu’Epicure nomme «
l’ataraxie », la tranquillité de l’âme) et ne pas souffrir du manque.
Ainsi, le bonheur vient du fait que
l’on doit apprendre à combler ses désirs : la fin du désir est le commencement de la vie heureuse.
Cependant le sens même du mot « désir » semble indiquer qu’il ne peut jamais vraiment
complètement être achevé et nous combler, le propre du désir étant de renaître perpétuellement,
de sorte que la question se pose de savoir si le bonheur implique une amplification de nos désirs ou
plutôt leur réduction.
Le texte de Rousseau, extrait de Julie ou la nouvelle Héloïse (1761), repose
alors ici cette question classique du juste rapport entre désir et bonheur pour nous affirmer
paradoxalement que le bonheur vient, non pas du fait d’obtenir ce qu’on désire, ce qui met fin au
désir et donc également au plaisir, mais résulte du désir lui-même, même s’il n’est pas satisfait.
Le
problème du texte est donc de savoir si le bonheur provient de l’art de mettre fin à son désir
(ascétisme) ou bien si le bonheur se trouve plutôt dans l’art même de désirer, de renouveler sans
cesse ses désirs (hédonisme).
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Il est vrai que désirer c’est en quelque sorte avoir l’âme troublée par une insatisfaction, un manque
qui est nécessairement à la racine du désir et qui engendre une certaine forme de peine.
On peut
voir alors le désir comme la source de bien des maux.
Pour résoudre ce problème certains pensent
qu’il faut modérer ses désirs et apprendre à ne désirer que ce que nous pouvons obtenir facilement.
Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, nous conseille de profiter des plaisirs simples et naturels et de
nous en contenter.
Sans doute l’homme heureux peut-il apprendre à savourer des plaisirs plus subtils
(boire un très bon vin par exemple) mais le jour où il n’y a que de l’eau, il ne faut pas s’en troubler et
y trouver autant de plaisir.
Les stoïciens, dans la même optique de « réduction des désirs » vont
encore plus loin et pensant que le secret du bonheur consiste à désirer les choses telles qu’elles sont,
comme elles arrivent (et non désirer ce qui n’est pas).
Le bonheur consiste alors à se mettre en
accord avec le monde tel qu’il et ne plus souffrir de désirs impossibles.
Dans la première partie de ce texte, en revanche, Rousseau donne un point de vue complètement
inverse : il explique que ce trouble de l’âme, cette inquiétude produit par le désir, n’est pas un
problème pour l’homme, au contraire.
L’état de désirer « se suffit à lui-même » dit-il.
Cela veut dire
que le but du désir n’est pas tant au fond d’obtenir l’objet qu’il convoite, mais de désirer tout
simplement.
Lorsqu’on désire, on est soumis à une sorte de charme qui nous rend heureux parce que
nous voyons alors, comme devant nous, un certain bonheur possible.
Rousseau affirme même que le
moment du désir et « l’inquiétude qu’il donne » provoque la jouissance et vaut mieux que le moment
où cesse le désir par l’obtention de ce que l’on souhaitait.
Comme George Bernard Shaw, l’a écrit
dans Homme et surhomme (1903) : « Il y a deux tragédies dans la vie.
l’une est de ne pas obtenir ce
que l’on désire ardemment, et l’autre de l’obtenir.
» Il est vrai que le plaisir d’avoir une chose peut
disparaître rapidement et quand on a une chose, on perd l’illusion et la passion de la désirer.
Les
chefs d’orchestre parlent de la tension et de la relâche dans la musique : plus on crée de la tension
dans les harmonies et les rythmes, plus on expérimente la joie lorsque tout est relâché et que la
musique se calme.
Et puis, une fois que tout est fini, on se rend compte qu’on préfère le moment
musical où la tension était la plus forte parce que....
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