Explication de texte : Apollinaire, Alcools, « Nuit rhénane »
Publié le 04/03/2023
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Explication de texte : Apollinaire, Alcools, « Nuit rhénane »
Présentation et situation
Le poème « Nuit rhénane », sans ponctuation, comme tout le recueil auquel il appartient, ouvre la section
« Rhénanes » du recueil Alcools, publié en 1913.
Comme dans “Les Femmes”, qui clôt cet ensemble, on observe le
motif du batelier et celui de la vigne.
Tout en même temps, “Nuit rhénane” est lié par un jeu de miroitements au
poème qui le suit, le célèbre “Mai” : le motif du fleuve, que l'on retrouve dans les deux textes, est ici associé aux
thèmes du chant et de l’ivresse, en écho au titre du recueil.
Comme l’indique le titre du poème, posant un cadre
nocturne, il semble que l’on assiste à la mise en place d’une vision suscitée par l’ivresse, mêlant sensations
concrètes et bribes de légendes, dans un poème qui se fait chanson.
Lecture
Composition
Entremêlant les thèmes du chant et de l’ivresse, le poème se compose de deux mouvements principaux.
Dans un premier temps, on observe un mouvement formé de trois strophes.
Chacune est composée de quatre
alexandrins, et l’ensemble est fondé sur un principe de crescendo : s'entremêlent les thèmes du chant et de l’ivresse
du sujet lyrique, puis du fleuve même, à la faveur d’une personnification.
La montée de l’ivresse correspond à une
amplification du chant et à un mélange de sensations réelles et de souvenirs de légendes, dans une confusion quasi
merveilleuse, mais où affleurent discrètement quelques notes dysphoriques.
Le deuxième mouvement est constitué d’un alexandrin lapidaire, isolé typographiquement du reste du poème ;
celui-ci se clôt sur le motif placé à l’ouverture, celui du “verre”.
Ainsi, le thème de la brisure correspond à la fin du
poème.
Projet de lecture
Devant cette scission entre les deux mouvements, ce décrochage du dernier vers par rapport à ce qui précède, on
tentera de dégager le sens qu’il faut donner à la forme du poème ; en effet, on aurait presque ici un sonnet, dont il
manquerait le dernier vers.
Comment interpréter cette cassure à la fois formelle et thématique ?
Plan de l’explication
Nous montrerons que derrière l’apparente rupture entre les deux mouvements, on peut déceler des éléments de
continuité : après la mise en place musicale d’une vision mêlant les thèmes de la nuit et de l’ivresse, les sensations
concrètes et les bribes de légendes, le dernier vers la dissipe dans un éclat de rire moqueur.
Mais l’ensemble du
poème est parcouru d’éléments négatifs et inquiétants qui ne sont pas sans lien avec cette brisure énigmatique.
♦
1er mouvement
Le titre, “Nuit rhénane”, pose un cadre – le Rhin – et une temporalité, la nuit, moment où tout est possible, lié à la
fois au rêve et à l’amour : il annonce ainsi les figures féminines qui parcourent le poème, et renvoie, plus largement,
au recueil dans son ensemble où s’élabore le mythe personnel du Mal-Aimé.
En effet, le Rhin est lié dans l’histoire
d’Apollinaire à un séjour en Allemagne en 1901-1902, au cours duquel il connaît un échec amoureux douloureux,
puisqu’il est éconduit par l’Anglaise Annie Playden.
Enfin, le Rhin suggère aussi l’espace des légendes
germaniques, comme celle de l’Ondine ou de Siegfried : se trouve ainsi ouverte la possibilité d’une tonalité
merveilleuse.
La 1ère strophe : 4 alexandrins, un système de rimes croisées.
Conformément au titre du poème et à celui du recueil, on observe la mise en place du thème de l’ivresse avec le
substantif « verre », placé sous l’accent et décliné dans les sonorités [v] et [r] (“verre”, “vin”, à la césure,
“trembleur”) et dans le jeu sonore sur les voyelles (“verre”, “est”).
Le possessif indique la présence du sujet lyrique,
affirmée au cœur de la scène qui se développe : il en est à la fois spectateur et acteur.
Puis, l’évocation du « vin trembleur » fait surgir l’image de la flamme, confirmée par la comparaison : le poème
apparaît déjà du côté de la vision, de la transfiguration, qui en laisse attendre une autre.
En effet, on note la
proximité sonore entre “flamme” et “femme”, termes unis à la rime.
Enfin, l’adjectif “trembleur” peut peut-être
aussi être lu comme un début de personnification ; “trembleur” pourrait ainsi renvoyer à la main du poète qui
tremble d’ivresse, et également constituer l'indice d’un trouble émotionnel.
Le deuxième vers introduit un second thème, sur le mode musical : celui de la chanson.
S’ouvre ainsi dans le poème
un espace de dialogue problématique, avec l’injonction “écoutez” : on se demande à qui s’adresse l’impératif.
Après
la vue, sollicitée dans le premier vers, l’ouïe est convoquée dans le deuxième : on note ainsi l’importance des
sensations.
Se mélangent ici le thème de la musique et celui de la nuit rhénane avec l’apparition d’”un batelier” :
l’article indéfini dit l’imprécision de l’identification (peut-être en raison du contexte nocturne) et contribue de
manière discrète à la suggestion d’un mystère.
Enfin, la lenteur de sa chanson est sensible dans le rythme de
l’alexandrin (3/3, puis rupture, 2/4), qui peut fonctionner comme l’indice d’un trébuchement.
Au troisième vers, à la faveur d’un enjambement, le contenu de la chanson du batelier est évoqué.
Le verbe
“raconte” semble rapprocher le batelier de la figure du poète, dans un jeu de double : le poète lui-même se fait ici
chanteur, et reproduit la parole du batelier à la faveur du discours indirect.
Tout en même temps, le sujet lyrique met
à distance la parole du batelier : « raconte avoir vu ».
A la rime est introduite l’image des “femmes”.
Le cadre est
propice, comme l’indique le complément circonstanciel de lieu, « sous la lune », en écho au titre : on note la
proximité de l’histoire enchâssée (la chanson du batelier) et du cadre enchâssant du poème, ce qui produit un effet
troublant.
Ce trouble est augmenté par la précision numérique des « sept femmes » : le nombre, symbolique,
rappelle la légende : la tonalité merveilleuse se confirme.
Au quatrième vers, le verbe « tordre » est mis en valeur à l’initiale, par un nouvel enjambement.
On note aussi
l’allitération en [r] qui parcourt le troisième et le quatrième vers, comme pour amplifier le mouvement sensuel (on
sait que le motif des cheveux dénoués possède une valeur érotique), mais qui se révèle aussi inquiétante.
En effet,
on entend l’adjectif « trembleur » en filigrane, en écho au premier vers.
Semble ainsi se dessiner le motif de la
femme sorcière, en écho à Mélusine ou à la Loreley : après le chiffre sept intervient la couleur verte, mise en valeur
à la césure.
Enfin, la précision, « jusqu’à leurs pieds », donne l’image d’une sensualité débordante, peut-être
menaçante.
En effet, elle correspond à tout un premier ensemble de figures féminines qui domine le recueil : la
femme fatale, qui menace la virilité, voire l’existence des figures masculines (par exemple, dans la même section,
« Loreley », « sorcière blonde / qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde » ; ou encore la
femme-« voyou » qui provoque les souffrances amoureuses du sujet dans la « Chanson du Mal-Aimé », et la figure
de Viviane, meurtrière de Merlin, à la fin de « Merlin et la vieille femme »).
Cette figure féminine menaçante,
étrange, est encore renforcée par ce que présuppose le verbe “tordre” : si les cheveux sont tordus, c’est qu’ils sont
mouillés, dans un souvenir d’une autre femme fatale, Ondine, Loreley ou sirène.
En effet, la thématique du
chant accentue le souvenir de ces deux dernières figures, empruntées à la mythologie germanique et à l’épopée
homérique.
La deuxième strophe : 4 alexandrins aux rimes croisées, construisant un système antithétique avec ce qui
précède.
La deuxième strophe s’inscrit toujours dans un espace de dialogue problématique et mystérieux : une nouvelle
injonction, “chantez”, développe le même champ lexical de l’ouïe que dans la strophe précédente.
On note
cependant le passage de « écoutez » à « chantez », s’opposant au « chant du batelier ».
Le thème de la
danse introduit un mouvement qui semble quant à lui s’opposer à la torsion des cheveux ; l’accent est mis sur
l’absence de limites temporelles de ce mouvement de danse, reconduit à l’infini, avec le participe présent, ce qui est
encore amplifié par la mention de la « ronde » : tout se passe comme s’il s’agissait de construire un cercle magique
protégeant le sujet lyrique.
De fait, dans une stratégie conjuratoire, la rime entre “ronde” et “blondes” met l’accent sur la construction d’une
figure féminine antithétique : le mouvement rassurant de la ronde, qui rappelle l’enfance, s’oppose à la torsion ; la
blondeur, aux “cheveux verts” ; les nattes sagement “repliées”, aux cheveux dénoués ; on note encore la mention du
“regard immobile”, celui de la poupée mais aussi celui qu’on peut sonder, qui est sans mystère.
La strophe construit
ainsi la figure topique de la jeune fille pure et bonne des légendes germaniques : il s’agit ici de “filles” et non plus
de “femmes”,....
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