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Etude linéaire n°16 : Marguerite Yourcenar, Les Mémoires d’Hadrien, « Varius multiplex multiformis », pages 105-106 (édition Folio) O. I.

Publié le 28/11/2022

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« Etude linéaire n°16 : Marguerite Yourcenar, Les Mémoires d’Hadrien, « Varius multiplex multiformis », pages 105-106 (édition Folio) O.

I. Certes, je préfère supposer que Trajan lui-même, faisant avant de mourir le sacrifice de ses préjugés personnels, a de son plein gré laissé l’empire à celui qu’il jugeait somme toute le plus digne.

Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m’importait plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir 5 ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer. Le corps fut brûlé sur le rivage, peu après mon arrivée, en attendant les funérailles triomphales qui seraient célébrées à Rome.

Presque personne n’assista à la cérémonie très simple, qui eut lieu à l’aube, et ne fut qu’un dernier épisode des longs soins domestiques1 rendus par les femmes à la personne de Trajan.

Matidie2 10 pleurait à chaudes larmes ; la vibration de l’air autour du bûcher brouillait les traits de Plotine.

Calme, distante, un peu creusée par la fièvre, elle demeurait comme toujours clairement impénétrable3.

Attianus et Criton4 veillaient à ce que tout fût convenablement consumé.

La petite fumée se dissipa dans l’air pâle du matin sans ombres.

Aucun de mes amis ne revint sur les incidents5 des quelques jours qui 15 avaient précédé la mort de l’empereur.

Leur mot d’ordre était évidemment de se taire ; le mien fut de ne pas poser de dangereuses questions. Le jour même, l’impératrice veuve et ses familiers se rembarquèrent6 pour Rome. Je rentrai à Antioche7, accompagné le long de la route par les acclamations des légions.

Un calme extraordinaire s’était emparé de moi : l’ambition, et la crainte, 20 semblaient un cauchemar passé.

Quoi qu’il fût arrivé, j’avais toujours été décidé à défendre jusqu’au bout mes chances impériales, mais l’acte d’adoption simplifiait tout.

Ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes. 1- Domestique : Qui appartient à la maison, à l'intérieur de la famille. 2- Matidie : Nièce de Trajan et belle-mère d’Hadrien (mère de Sabine). 3- Impénétrable : Qui cache soigneusement ses opinions, ses sentiments, ses desseins, en parlant des personnes. 4- Attianus : Commandant de la garde prétorienne (= garde rapprochée) de Trajan.

Criton : médecin de Trajan. 5- Référence aux accusations de falsification du testament de Trajan par Plotine en faveur d’Hadrien. 6- Trajan est mort dans la maison d’un marchand à Sélinonte où il a été débarqué, étant très malade.

Ville de Cilicie, au Nord-Ouest d'Antioche (auj.

Antakya en Turquie). 7- Trajan avait rejoint Hadrien à Antioche (actuelle Syrie) pour surveiller les opérations militaires contre les Parthes. Introduction : Marguerite Yourcenar publie en 1951 les Mémoires d’Hadrien, œuvre protéiforme qui lui a valu un succès mondial et qu’elle qualifie elle-même d’ « essai historique », refusant l’appellation de « roman historique ».

Cette longue lettre de l’empereur vieillissant à Marc Aurèle pour lui raconter sa vie, ses méditations, afin de lui servir d’enseignement, présente au lecteur une réflexion sur plusieurs thèmes, parmi lesquels le pouvoir et fait osciller le style entre « oratio togata » (style togé, pour les passages où Hadrien l’empereur s’exprime) et ton de confidence, pour les moments où Hadrien l’homme se livre. Le passage se situe à la fin du deuxième chapitre, « Varius multiplex multiformis », comportant 8 sous-parties et retraçant les quarante premières années d’Hadrien, jusqu’à son adoption par Trajan et son accession au titre d’empereur.

Trajan a rejoint Hadrien à Antioche (actuelle Syrie) pour surveiller les opérations militaires contre les Parthes. Hadrien nous décrit Trajan comme vieillissant mal.

Les deux hommes ont depuis toujours entretenu une relation faite de tensions et Trajan refuse de nommer officiellement Hadrien comme successeur ; sa santé se dégrade et il meurt à Sélinonte dans la maison d’un marchand, accompagné de sa femme Plotine.

De nombreux détracteurs d’Hadrien accusent alors cette dernière d’avoir falsifié le testament de son époux en faveur d’Hadrien. Problématique : Nous nous demanderons en quoi cet extrait, situé à la fin d’une partie, marque un tournant dans la vie de l’empereur autant que dans l’œuvre. Mouvements : - lignes 1 à 5 : Hadrien justifie sa légitimité d’empereur - lignes 6 à 16 : funérailles de Trajan dans l’intimité - ligne 17 à la fin : Hadrien devient empereur Premier mouvement : lignes 1 à 5 : Hadrien justifie sa légitimité d’empereur Certes, je préfère supposer que Trajan lui-même, faisant avant de mourir le sacrifice de ses préjugés personnels, a de son plein gré laissé l’empire à celui qu’il jugeait somme toute le plus digne.

Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m’importait plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer. Ce premier mouvement clôt la période où Hadrien brûle d’ambition : il est devenu officiellement à ce moment-là le successeur de Trajan.

Nous pouvons remarquer que ce mouvement oscille entre le moment de l’écriture, avec des verbes conjugués au présent d’énonciation (= l’action se passe au moment où l’on parle), comme « préfère » et le moment relaté, c’est-à-dire la suite immédiate de la mort de Trajan, avec des verbes à l’imparfait (« m’importait »).

Hadrien âgé est donc en train d’analyser les pensées d’Hadrien quarantenaire.

Le début du mouvement laisse une place importante à la première personne (« je », « m’ ») : c’est Hadrien simple citoyen qui s’exprime, mais qui va ensuite laisser la place à l’empereur, comme nous le voyons avec l’utilisation de la 3e personne (« il ») et de la périphrase « l’homme arrivé au pouvoir ».

Cet extrait opère donc clairement un glissement, Hadrien se glisse peu à peu dans la fonction d’empereur. Ce premier mouvement, qui fait suite au récit des accusations faites à son encontre au sujet du testament de Trajan, est une argumentation pour répondre à ses détracteurs : nous le voyons par l’utilisation du raisonnement concessif employant les corrélatifs « Certes »… « Mais ».

De même, Hadrien mentionne le choix de Trajan comme un « sacrifice de ses préjugés personnels ».

Il met donc en avant comme argument le fait que l’homme (Trajan qui n’aime pas Hadrien) doit s’effacer devant l’empereur (le dirigeant politique qui doit penser au bien de l’Etat).

Le terme « sacrifice » est très fort, puisqu’il appartient au domaine religieux et induit le fait que l’empereur doit également faire des choix qui plaisent aux dieux plus qu’à lui-même, choix d’autant plus cruciaux qu’ils s’opèrent « avant de mourir », expression placée juste à côté du terme « sacrifice ». Hadrien insiste également sur le fait que Trajan a effectué ce choix en toute connaissance de cause avec les expressions « somme toute » et le verbe « jugeait ».

Ce passage fait clairement référence à un texte de l’historien Tacite : « A présent que la maison des Jules et des Claudius n'est plus, l'adoption ira chercher le plus digne.

Naître du sang des princes est une chance du hasard, devant laquelle tout examen s'arrête : celui qui adopte est juge de ce qu'il fait ; s'il veut choisir, la voix publique l'éclaire.

» (Tacite, Histoires, I, 16).

La fin de ce premier mouvement mélange le ton de la confidence, de l’aveu, avec une incursion de l’empereur âgé, un jugement qu’il porte a posteriori sur lui-même quarantenaire (cf l’expression « il faut bien avouer » et la référence au proverbe moderne « la fin justifie les moyens »), et le ton togé qui se situe après les deux-points.

Ce qui se situe après les deux-points vient balayer d’un revers avec l’expression conclusive « l’essentiel » les objections qui se sont levées au moment de son accession au titre d’empereur.

La distance mise avec lui-même par la périphrase « l’homme arrivé au pouvoir » et les verbes « ait prouvé » et « méritait » montrent qu’Hadrien a réussi sa démonstration, il est arrivé au bout de son argumentation et au bout de cette période d’attente du pouvoir. 2e mouvement : lignes 6 à 16 : funérailles de Trajan dans l’intimité Le corps fut brûlé sur le rivage, peu après mon arrivée, en attendant les funérailles triomphales qui seraient célébrées à Rome.

Presque personne n’assista à la cérémonie très simple, qui eut lieu à l’aube, et ne fut qu’un dernier épisode des longs soins domestiques1 rendus par les femmes à la personne de Trajan.

Matidie2 pleurait à chaudes larmes ; la vibration de l’air autour du bûcher brouillait les traits de Plotine.

Calme, distante, un peu creusée par la fièvre, elle demeurait comme toujours clairement impénétrable3.

Attianus et Criton4 veillaient à ce que tout fût convenablement consumé.

La petite fumée se dissipa dans l’air pâle du matin sans ombres.

Aucun de mes amis ne revint sur les incidents5 des quelques jours qui avaient précédé la mort de l’empereur.

Leur mot d’ordre était évidemment de se taire ; le mien fut de ne pas poser de dangereuses questions. Ce passage tranche nettement avec le précédent : nous quittons l’argumentation pour entamer un passage de récit, narration des funérailles de Trajan qui vont constituer un entre-deux, passage obligé entre la période d’attente et l’accession au pouvoir.

La narration s’effectue au passé simple pour marquer les actions qui s’enchaînent et à l’imparfait de description.

Trajan n’est déjà plus que « le corps », il perd toute humanité aux yeux d’Hadrien mais il faut respecter les codes des funérailles.

Rappel des funérailles d’Antinoüs « sur le rivage » est annonciateur des funérailles d’Antinoüs, symbole du passage vers les rives du Styx.

Il est à noter qu’Hadrien est devenu important car on a attendu son arrivée pour commencer la première partie des obsèques.

La phrase se scinde en trois étapes ne suivant pas l’ordre chronologique : arrivée d’Hadrien puis incinération du corps et enfin les funérailles à Rome mais la structure de la phrase met Hadrien au centre, pour en prouver de manière implicite l’importance.

Hadrien minimise l’importance des funérailles dans l’intimité, qui contrastent avec celles prévues à Rome (« cérémonie très simple », avec utilisation du superlatif absolu de supériorité et du singulier s’opposant au pluriel des « funérailles triomphales ») : il réduit ces funérailles à « des longs soins domestiques rendus par les femmes » (une simple toilette, suite logique des soins prodigués au vieillard mourant et sorte de mépris avec l’expression collective « les femmes ») et il insiste sur le peu de personnes qui y participent.

Encore une fois, nous ne pouvons nous empêcher de songer aux funérailles d’Antinoüs, durant lesquelles Hadrien lui-même participe à la préparation du corps avec les embaumeurs (« J’ai tenu ce cœur entre mes mains » page 216).

A la fin de cette même phrase, Hadrien distancie Trajan de lui-même « en la personne de Trajan ». Hadrien évoque ensuite les réactions des personnes présentes, ce qui prouve qu’il est encore une fois en position d’observateur qui va regarder le monde pour mieux le comprendre.

Cela prouve aussi qu’Hadrien reste froid, qu’il n’éprouve pas d’émotions lors de cette cérémonie.

Il commence par décrire les femmes, dans un ordre de préférence sentimentale.

Matidie (la mère de Sabine, son épouse) est dans la suite de Plotine mais elle voue un culte à Trajan.

C’est donc la plus peinée des deux qui a les larmes et la chaleur d’un cœur qui souffre.... »

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