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"écrire en peintre" : l'écriture au défi de la représetnation chez Claude Simon

Publié le 24/03/2023

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« « Écrire en peintre » : l’écriture au défi de la représentation Chez Claude Simon – Texte étudié : La Route des Flandres, de Claude Simon 2 Il est possible de penser les rapports entre peinture et littérature, dans La Route des Flandres, sous l’angle d’un paradoxe : tout en étant absent de la représentation littéraire, le modèle pictural donné par le portrait de Reixach, l’ancêtre du narrateur George, est intégré aux divers processus d’écriture.

En d’autres termes, le roman ne saurait transcrire une œuvre picturale, pas plus qu’il ne trouve son sujet dans la peinture, mais il s’écrit comme un tableau.

Cette étude privilégiera donc une approche pluridisciplinaire, qui permettra d’analyser selon diverses méthodes de lecture (étude de style, lectures génétique et narratologique) les différents points de rencontre entre l’écriture et la peinture, entre les mots et les formes, non comme thème traité, mais comme schème structurant l’œuvre même.

Peut-être le roman est-il cette forme capable de mettre au jour les procédés communs de création qui tendent à tisser, sans pour autant les confondre, une identité de processus entre la toile et la page, entre le livre et le tableau. On lira donc La Route des Flandres comme un dévoilement des procédés picturaux à l’œuvre dans la fiction romanesque, aussi bien du point de vue de la méthode employée que de celui de la poétique formulée, c’est-à-dire de l’esthétique romanesque produite par cette rencontre de divers médias. I – Texte et image.

L’écriture au défi de la représentation L’image comme modèle du récit : étude narratologique La bataille qui fera s’affronter la compagnie de Georges aux allemands semble suivre un déroulement inscrit sur les cartes d’états-majors, prédestiné – dessiné d’avance – par une série de schémas, dessins et autres formes géométriques dont la signification semble pour le moins ambivalente.

C’est bien l’enjeu de représentation d’une bataille que souligne Georges lorsque, face à la carte d’état-major, il tente d’en déchiffrer le sens : « l’ensemble de la bataille qui venait de se dérouler pouvant donc être représenté sur la carte d’état-major par une série d’hameçons disposés parallèlement et la pointe retournée vers l’ouest […]1 ».

Le cours de la bataille est ainsi tracé et retracé, à la manière d’un récit, par une somme de flèches, de rectangles, représentant les déplacements des différents corps d’armée : […] l’axe de la bataille s’étant entre-temps légèrement déplacé l’ensemble du dispositif ayant subi de ce fait une translation du sud vers le nord d’environ quinze à vingt kilomètres de sorte que le trajet suivi par chaque unité aurait pu être schématiquement représenté par une de ces lignes fléchées ou vecteur figurant les évolutions des divers corps de troupes (cavalerie, infanterie, voltigeurs) engagés dans les batailles sur la carte […]2 Exactement comme les soldats allemands et français se cherchent, lisent dans le paysage les signes de l’autre, la guerre semble chercher ici sa forme : d’une somme de traits et de formes géométriques, Georges tente de reconfigurer un sens par l’image, mais c’est précisément le sens qui fait défaut : la 1 2 Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1982 [1960], p.335. Ibid., p.334. 3 forme dessinée reconfigure et dénature totalement la guerre, celle-ci passant d’une simple escarmouche à une partie de pêche à la ligne, lorsqu’il s’agit « d’hameçonner l’ennemi3 » plutôt que de l’affronter.

Le mot « ligne », quant à lui, revient à plusieurs reprises4, et indirectement dans l’énumération des lieux-dits qui suit cet extrait (« perche », « écrevisse »).

Si le dessin change l’aspect de la guerre, sa forme donc sa nature, il change aussi lui-même de signification, et devient dérisoire, puisqu’obscène – un rectangle surmonté d’une flèche dressée vers le haut, nommée « pointe5 », « hampe6 », ou encore « dard ».

Cette fois, le dessin obscène est thématisé : il apparait alors clairement : « ce qu’on voit dessinée à la craie sur les murs des casernes : un ovale divisé en deux7 » : […] comme ce qu’on voit dessiné sur les murs avait-elle dit les deux hiéroglyphes les deux principes : féminin et masculin, quelquefois celui-ci n’est plus qu’un signe ressemblant à des ciseaux fermés avec en bas deux ronds comme les anneaux dans lesquels on passe le pouce et l’index et la pointe dressée vers le haut les ronds symboliques en bas symboliquement aussi entourés de traits comme des rayons et l’autre aussi ovale avec sa ligne médiane deux astres rayonnants dans le firmament des murs noirâtres dessinés avec la pointe d’un clou8 Le terme de « hiéroglyphes » finit de consacrer la faillite du sens : l’image ne retient pas le sens, la signification.

Bien plutôt, la forme, constamment déformée, transformée, est le lieu de la fuite du sens, d’une signification qui échappe à l’interprète – personnage ou lecteur.

Si la journée fut une débandade, un échec que le dessin ne représentera pas, le dessin semble bien la seule expression de la dialectique entre sens et non-sens, expression de l’absurde et tentative de rendre le sens de l’évènement, de le raconter, c’est-à-dire d’abord de témoigner.

Du schème au thème, du procédé littéraire au sujet de la représentation, le dessin trace cette ligne de fuite qui anime le récit : celui-ci ne semble être qu’une recollection d’images, de formes dont les significations ne sont pas fixes, immobiles, mais ambivalentes. Écrire en peintre : étude génétique Claude Simon évoquera explicitement cette nature fragmentée du récit.

Plongé dans l’errance du ressouvenir qui se fixe parfois sur certaines images privilégiées de la mémoire, son roman « ne sait pas où il va », et semble fait, selon ses propres terme, d’un « magma d’images9 ».

Mais peut-on remonter la ligne de fuite de cette composition fragmentaire, jusqu’à retrouver, peut-être, une image originelle ? Peut-on, en d’autres termes, trouver la vision d’où est sortie ce livre ? Claude Simon signale son projet personnel, sans ambiguïté : « ne pas traduire du temps, mais rendre du simultané ». Au cours d’une promenade dans les Flandres, et en l’espace d’un instant, une telle image a fait jaillir 3 « Chacun d’eux se recourbant en l’occurrence de façon à affecter à peu près la forme d’un hameçon », « représenté sur la carte d’état-major par une série d’hameçons disposés parallèlement », C.

Simon, op.

cit., p.336. 4 Ibid., p.334-335. 5 6 7 8 9 Idem. Idem. Ibid., p.310 Idem. C.

Simon, L’Acacia, Paris, Minuit, coll.

« double », 1989. 4 « tout le roman », comme s’il lui « saut[ait] à la figure », sur le mode de l’émotion ; laissant à l’auteur, ensuite, la charge de déployer, d’étendre le récit, c’est-à-dire de rendre le simultané à travers le successif.

Et le roman ne sera qu’une série d’image, de portraits, d’instantanés, de photographies, de scènes, de tableaux : autant d’images de la mémoire qui feront des images « romanesques », jalons d’un récit futur, premier substrat de l’écriture. Suivant les catégories génétiques mises au jour par Louis Hay, Claude Simon semble donc abandonner le « programme », au profit d’un « processus10 » d’écriture.

Celui-ci charrie les éléments de la mémoire – images, photographies, dessins – comme les éléments disparates issue d’une image mentale originelle, chimérique, laquelle s’éloigne d’autant plus que le texte ne progresse au fil de sa narration.

S’agira-t-il ensuite de relier ces fragments en une continuité formelle ? La réponse de Claude Simon semble sans appel : il faudra assumer jusqu’au bout la discontinuité du fragmentaire, prendre en charge le chaos du monde, de la mémoire et du temps, dans et par la langue. Paradoxalement, donc, la déréalisation du récit, la rupture de l’illusion romanesque, servent ici un enjeu réaliste : « Les gens qui écrivent, estiment […] qu’il ne faut pas y avoir de trous.

[…] ils remplacent les moments où ils n’ont rien senti, par une sorte de ciment grisâtre et qui me parait très faux11 ».

La discontinuité du temps et de l’espace prend un statut pittoresque : elle implique un procédé de peintre qui se soustrait au « ciment grisâtre » de la vie quotidienne, sans éclats, qui ne bouche pas « les trous », les vides de la perception, pas plus qu’il ne répond aux questions demeurées sans réponses du lecteur.

Mais la critique d’un pseudo-réalisme littéraire – recomposant à l’envie l’ordre du monde dans l’ordre syntaxique de la phrase – ne s’arrête pas là : d’un un impératif d’authenticité, l’écriture fragmentaire en vient à assumer un impératif esthétique, les bribes de souvenirs devenant des fragments de texte : « ces bribes de souvenirs, pourquoi chercher à les classer dans un ordre chronologique ?12 » Reste alors à assembler ces bribes, à composer l’ordre final du livre avec ces fragments d’expérience.

Il attribue alors « à chaque personnage, à chaque thème, une couleur13 », qu’il organise donc comme un tableau : une véritable palette est ainsi constituée, attribuant des couleurs aux thèmes, sujets et lieux du roman en devenir.

La (re)composition romanesque est donc absolument visuelle : un moment trop long,.... »

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