Sujet : Les trente glorieuses : une parenthèse dans l’histoire économique ? (Oral ESCP)
Publié le 08/12/2022
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Sujet : Les trente glorieuses : une parenthèse dans l’histoire économique ? (Oral ESCP)
“ Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible” (Jean Fourastié, 1979),
Problématique : En quoi la période de l’après-Seconde Guerre mondiale représente-t-elle une période
spécifique et non reproductible dans l’histoire des pays développés ?
I.
Une rupture dans l’histoire économique des pays développée
1.
Une rupture inattendue
-
Un pessimisme dans les années de dépression (Harrod-Domar, Hansen)
Un baby-boom qui influe sur la demande et sur l’offre
2.
Un impact de la reconstruction à plus ou moins long terme
II.
Des opportunités de croissance dues à la destruction de capital (modèle de
Solow)
Un impact plus durable ? (Milionis et Vonyo)
Une croissance exceptionnellement forte
1.
Une croissance intensive
-
Des progrès dans l’organisation du travail (taylorisme, fordisme, toyotisme)
Une convergence des niveaux de productivité
2.
Une croissance régulée
-
Un nouveau “mode de régulation”
Une consommation de masse
cf “Les Trente Glorieuses ou le bonheur par la consommation”, JC Daumas, Revue Projet, 2018
III.
Une croissance sans lendemain ?
1.
Une croissance moins forte car moins intensive
-
Du paradoxe de Solow à la thèse de Gordon
Un recul de la division du travail ?
2.
Un risque de stagnation séculaire
- Une saturation inévitable de la demande ?
- Une stagnation salutaire ?
cf “Une autre histoire des trente glorieuses”, C Bonneuil et alii, 2013
Les Trente Glorieuses ou le bonheur par la consommation
● Jean-Claude Daumas
● Dans Revue Projet 2018/6 (N° 367), pages 6 à 13
L’avènement de la société de consommation a représenté pour les Français une révolution de la vie
quotidienne.
Pourtant, elle ne s’est pas accompagnée d’une uniformisation des modes de
consommation.
Dans Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible (Fayard, 1979), Jean Fourastié brossait avec
brio le tableau d’une France radicalement transformée par trois décennies de croissance forte et
ininterrompue.
Les statistiques mobilisées – nombre de logements neufs, taux d’équipement des
ménages, structure des budgets, etc.
– faisaient apparaître une impressionnante hausse du niveau de
vie moyen et un bouleversement complet des pratiques quotidiennes des Français.
On peut, bien sûr,
chicaner Fourastié sur la périodisation, mais l’essentiel est qu’il montre que la France a changé
d’époque : entre 1948 et 1973, les Français sont entrés de plain-pied dans la « société de
consommation ».
La majorité d’entre eux en attendaient une amélioration de leurs conditions de vie,
quand, au contraire, une partie de l’élite intellectuelle voulait n’y voir qu’uniformisation et aliénation,
appelant à « dépasser l’abondance ».
Il ne s’agit pas ici d’analyser les bases de l’expansion de la
consommation de masse (fordisme et société salariale), ni les excès qui l’ont accompagnée
(surconsommation, gaspillages, pollutions, etc.), mais de donner à comprendre la révolution qu’elle a
représentée dans le quotidien des Français après la guerre.
Le monde des choses
À la fin des années 1940, on manquait de tout et les choses devaient faire de l’usage.
Il n’y avait pas
d’eau chaude au robinet, les toilettes étaient sur le palier ou dans la cour, on lavait le linge à la main,
on conservait les aliments dans un garde-manger, les vêtements du dimanche étaient déclassés en «
pour tous les jours », on écoutait les journaux parlés sur un poste de radio à lampes, on se déplaçait à
pied ou à bicyclette… Trente ans plus tard, grâce à la baisse des prix et à la progression des revenus,
tout avait changé et le monde des choses paraissait illimité : cuisinière à gaz, réfrigérateur et
lave-linge, w.-c.
intérieurs avec chasse d’eau et salle de bain avec chauffe-eau, ascenseur et
vide-ordures, vélo Solex et voiture, transistor et télévision, livre de poche et stylo-bille, cuisine en
Formica et bassines en plastique, « soupes minute » et surgelés, lessive Omo et shampoing Dop, jean
et minijupe… Autant de biens nouveaux qui ont transformé tous les aspects du quotidien.
L’équipement des ménages en biens durables a été au cœur de ce processus, la possession du
réfrigérateur, du lave-linge et du téléviseur symbolisant l’accès à la modernité et au confort (cf.
tableau ci-dessous).
Taux d’équipement des ménages français en électroménager
1954
1960
1970
1980
réfrigérateur
7%
27 %
79 %
95 %
lave-linge
8%
25 %
57 %
79 %
téléviseur
1%
14 %
69 %
90 %
Source : Claudette Sèze, Évolution des activités des femmes induite par la consommation de substituts
sociaux au travail domestique, 1950-1980.
Effets économiques et socioculturels, Centre de recherche
sur l’innovation industrielle et sociale, 1988, pp.
22-47, 50-51 et 120-123.
Les données ont été
arrondies.
Un nouveau rapport aux choses
La sociologie critique contemporaine décrivait un consommateur écrasé par le poids des choses.
Or
l’accumulation de biens a plutôt été la condition de sa libération des contraintes et des routines.
La
mécanisation des tâches ménagères a fait disparaître un ensemble d’objets traditionnels (cuisinière à
charbon, fer à repasser en fonte, seaux et lessiveuse en tôle, planche à laver, glacière, garde-manger,
etc.) et a libéré les femmes des corvées pénibles qui étaient leur lot (conduite du feu, portage de l’eau,
du combustible et des pains de glace, vidange et nettoyage des seaux hygiéniques, lessive à la main,
etc.) tout en contribuant à une meilleure répartition des tâches au sein du couple.
Les publicités pour
la machine à laver ne cessaient de le proclamer : son maniement est si simple qu’un homme peut
s’occuper de la lessive ! Les « soupes minute », les plats préparés et les surgelés, comme l’apparition
de nouveaux produits à usage unique (couches-culottes, mouchoirs en papier, etc.), leur ont également
fait gagner du temps.
Au total, entre 1947 et 1974, le temps hebdomadaire consacré aux tâches
ménagères est tombé de 51 heures et 48 minutes (femmes actives et inactives confondues) à 25 heures
et 45 minutes pour les actives et 40 heures et 40 minutes pour les autres [1], ce qui a aidé les femmes à
trouver un meilleur équilibre entre activité professionnelle, travail domestique et temps libre.
Par
ailleurs, le livre de poche, le transistor et la télévision ont mis à la portée de tous un univers de loisirs
et de culture jusqu’alors réservé à une minorité.
Avec le logement standardisé, où chacun a sa
chambre, on a gagné en confort, en intimité et en autonomie.
La voiture, en brisant le carcan de la
proximité, s’est imposée comme un moyen d’affirmation de la liberté individuelle.
La mode féminine
également a fait du vêtement un moyen d’affirmation de soi en consacrant le pantalon et la minijupe,
contre toutes les conventions de genre.
Un monde uniforme ?
Sans standardisation de la production, il n’y aurait pas eu de consommation de masse.
Elle n’a
cependant pas donné naissance à un monde uniforme, car si « les produits sont uniformisés d’un point
de vue typologique », ils « varient énormément du point de vue qualitatif [2] », ce que traduisent bien
les écarts de prix.
Bien que tout le monde achète des vêtements, des appareils électroménagers ou des
automobiles, tout le monde n’achète pas les mêmes.
Cet univers de la consommation de masse est
peuplé de marques qui se déclinent en gammes ou en collections, de sorte que les produits se
différencient aussi bien matériellement que symboliquement.
Même dans la construction automobile,
industrie fordiste par excellence, les firmes ont fondé leur stratégie commerciale sur le passage du
modèle unique à la gamme, chaque modèle étant décliné en plusieurs versions et motorisations, sans
compter toutes les options.
De plus, dans chaque secteur, à côté d’une poignée de grandes entreprises
à l’énorme puissance de vente, subsistaient de très nombreuses PME, avec des marchés régionaux ou
locaux et des produits très différenciés.
Aussi, confrontés à une offre réellement diversifiée, les
consommateurs avaient-ils le choix.
Au demeurant, la différenciation qualitative des produits n’était
pas tout : la réception et les usages variaient d’un consommateur à l’autre, en fonction de la classe, de
la génération, du sexe, de l’origine ou, tout simplement, de l’individu.
Il n’y avait ni uniformité de
l’offre ni conformisme du consommateur.
L’accès à un nombre toujours plus grand de biens standardisés n’a pas non plus entraîné
l’uniformisation des comportements maintes fois dénoncée.
Elle a eu, au contraire, des effets
individualisants.
Les grands ensembles ont fait éclater les sociabilités et les solidarités de voisinage
caractéristiques des quartiers populaires ; le frigo et le supermarché ont rendu moins nécessaires les
courses quotidiennes à l’épicerie, où les femmes du quartier se retrouvaient pour bavarder ; la
machine à laver a fait disparaître la lessive à jour fixe qui réunissait toutes les ménagères d’un
immeuble ; la salle de bains a remplacé les bains-douches ; la télévision a favorisé le repli sur la
famille, d’où le déclin des cafés et des loisirs collectifs qu’on y pratiquait (cartes, boules, fléchettes,
danses, tombolas, etc.) ; le transistor et le tourne-disque ont permis aux jeunes d’écouter leurs idoles
dans leur chambre, loin des oreilles des parents ; grâce à la voiture, les bals du samedi soir qui
rassemblaient la jeunesse du quartier ou du village ont cédé la place aux boîtes de nuit et aux
surprises-parties.
La standardisation des biens de consommation a ainsi contribué à la «
décollectivisation des pratiques domestiques [3] ».
Pas de convergence des modes de consommation
La généralisation de l’électroménager, de la télévision et de la voiture, l’amélioration du confort des
logements, l’accession à la propriété d’un nombre croissant de ménages, la fréquentation par tous des
mêmes grandes surfaces, le blue-jean et le barbecue du dimanche ont été interprétés comme autant de
preuves de la convergence des modes de vie.
L’idée que la démocratisation de la consommation
équivaudrait à l’homogénéisation des modes de consommation remonte au XIXe siècle où de
nombreux observateurs ont cru que les transformations du costume ouvrier effaçaient les différences
de classe.
Depuis, chaque élargissement de la consommation redonne des couleurs à cette thèse qui ne
s’embarrasse guère de validation empirique.
Certes, les cadres supérieurs incarnaient la modernité et
représentaient pour tous un modèle à imiter, mais comment les différences entre les modes de
consommation auraient-elles pu s’effacer dès lors que les différentes catégories sociales ne
disposaient pas des mêmes ressources économiques et culturelles et ne vivaient pas dans les mêmes
conditions ?
D’une part, il n’y a pas eu de rattrapage, de sorte que la hiérarchie sociale des consommations est
restée inchangée : sur la base d’une moyenne de 100, la consommation des cadres supérieurs
atteignait l’indice 182 en 1971, quand les cadres moyens étaient à 128, les employés à 112, les
commerçants et artisans à 109, les ouvriers à 85, les agriculteurs à 73 et les ouvriers agricoles à 63.
D’autre part, même si les écarts se sont réduits, les structures des budgets des ménages n’ont
nullement convergé.
Le poids de l’alimentation a diminué dans toutes les catégories, mais est resté
beaucoup plus lourd chez les cadres moyens (24 %), les employés (26 %), les ouvriers (32 %) et les
agriculteurs (39 %) que chez les cadres supérieurs (19 %), si bien que, proportionnellement, la part
allouée par chacun aux autres postes de dépenses est restée différenciée [4].
L’exemple de la voiture fait clairement ressortir tout ce qui séparait les modes de consommation des
ouvriers et des cadres, mais la même analyse pourrait être étendue à tous les postes du budget.
Le
triplement de la part du budget ouvrier consacrée aux transports a entraîné une véritable
révolution [5].
Les ouvriers qui se déplaçaient jusqu’alors à pied ou à bicyclette, voire à mobylette,
possédaient désormais une automobile : 80 % en avaient une en 1976 contre 8 % en 1951.
Toutefois,
ils n’avaient pas rattrapé les cadres (92 %) et, de surcroît, la multimotorisation creusait de nouveaux
écarts : en 1981, seulement 21 % des ouvriers qualifiés (OQ) et 17 % des ouvriers spécialisés (OS)
avaient deux voitures contre 48 % des cadres supérieurs et 60 % des professions libérales.
Ils
achetaient moins souvent une voiture neuve que les cadres (66 %) ou même les employés (51 %), et
c’était plus fréquemment une petite voiture « populaire » (2 CV, Ami 6, 4 CV, R4) qu’un modèle haut
de gamme (DS, ID, Peugeot 404 et les étrangères).
Ils gardaient leur voiture plus longtemps.
Les
ouvriers ne faisaient pas non plus le même usage de leur voiture.
Quand les cadres parcouraient en
moyenne 15220 km par an, ils n’en faisaient que 10400 : ils partaient beaucoup moins en week-end et
en vacances et l’utilisaient peu pour se rendre au travail.
Enfin, ils étaient 72 % à en faire
personnellement l’entretien contre 36 % des cadres.
Les différences ne séparaient pas seulement les groupes sociaux : elles les traversaient.
Dans La
distinction, Pierre Bourdieu a bien montré que les différentes fractions des classes moyennes
entretenaient des rapports différents à l’argent, aux biens matériels et à la culture [6].
Quoi de
commun, en effet, entre un cadre supérieur qui habite un appartement spacieux dans la capitale, garni
de meubles Louis XVI et Roche Bobois, qui aime la bonne cuisine et les bons vins, s’habille avec
élégance, va à l’opéra, fait du golf, du tennis et l’hiver, du ski et une infirmière qui occupe un petit
deux-pièces, a acheté ses meubles à la Samaritaine, mange et s’habille simplement, écoute des
variétés à la radio et, en vacances, tricote et joue au minigolf ? Quant à la classe ouvrière, la
consommation de masse n’a pas davantage effacé les différences en son sein.
Tout oppose, par
exemple, l’ascétisme contraint des mineurs du Nord, le niveau de vie élevé des ouvriers de
l’automobile ou le traditionalisme des ouvriers des petits centres industriels isolés en milieu rural,
pour ne rien dire des familles immigrées dont la consommation était le fruit d’un compromis avec les
habitudes du pays d’origine.
De la critique de la consommation de masse
Dans les années 1960, l’avènement de la société de consommation fut à l’origine d’un débat qui n’a
cessé de rebondir : apportait-elle le bien-être ou, parce qu’elle est synonyme d’asservissement aux
choses, fallait-il la dépasser ? Comme dans toute l’Europe, le débat a opposé « les “pragmatiques”
favorables à la modernisation et les “humanistes” pessimistes sur la modernité [7] ».
Ces derniers
n’ont cessé de dénoncer la civilisation du gadget, le gaspillage, la publicité abrutissante,
l’uniformisation des goûts, l’aliénation par les choses et un matérialisme dégradant.
En 1961, la revue
Arguments publiait un dossier intitulé « Les difficultés du bien-être ».
Edgar Morin y décrivait un
consommateur « enfermé dans une coquille de bernard-l’ermite électroménager » et « une vie
humaine stagnante (qui) suscite un immense dégoût ».
En 1964, c’est au tour d’Économie et
humanisme d’anathématiser « un nouveau Moyen-Âge » avant d’appeler à « maîtriser l’abondance »,
sans expliquer ce que cela pouvait bien signifier.
Tout en reconnaissant que, depuis Mai 68, la critique
de la société de consommation était bien usée, Esprit publiait en 1969 un dossier invitant à « dépasser
la société de consommation ».
De son côté, Jean Baudrillard affirmait dans La société de
consommation (1970) que « la dynamique de la croissance et de l’abondance » est « circulaire et
tourne sur elle-même », de sorte qu’on « revient proprement au stade primitif, celui de la pénurie
absolue » ! Et jusqu’aux livres consacrés à la pauvreté qui alertaient contre « le danger de cette course
au mieux-être matériel individuel », alors même que les millions de pauvres qu’ils dénombraient
n’avaient pas accès au strict nécessaire [8] ! Des auteurs aux références diverses ont souligné que cette
critique était en porte-à-faux avec les aspirations des Français.
En 1960, les pères jésuites Calvez et
Fyot se demandaient dans la Revue de l’Action populaire n° 140 : « Toute critique à l’égard de la
civilisation de....
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