Un monde sans l'homme
Publié le 26/03/2023
Extrait du document
«
« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », écrit Pascal dans les Pensées,
en 206 b.
Une lecture hâtive et peu au fait du contexte de cet énoncé y verra un Pascal déconcerté,
en proie aux craintes les plus vives, suscitées par le spectacle d’une représentation
du monde en voie de redéfinition.
La prise en compte des postulats de l’astronomie
qui se font jour avec insistance à l’âge classique a-t-elle fait taire en haut la musique
harmonieuse des sphères que se représentaient les Anciens ?
Le monde ne nous répondrait pas, il serait silencieux
Si l’incroyant veut se faire peur, délicieusement, en se représentant le ciel vide,
pour suivre son bon plaisir, libre à lui, suggère Pascal.
Il pourra alors, tout son soûl,
se divertir, se détourner de lui-même, laisser libre cours à son imagination, pour
s’étourdir, mépriser et la création et le créateur, comme l’écrit, toujours dans les
Pensées, Pascal :
III.
GOÛTER LE MONDE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE
21.
QUE NOUS DIT LE SILENCE DU MONDE ?_________________________
« Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne
faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de
sa sûreté, son imagination prévaudra.
Plusieurs n’en sauraient soutenir la
pensée sans pâlir et suer.
»
L’imagination, condition de la perception elle-même, installe non seulement,
temporellement, du passé et du futur dans le présent, le dépossédant de sa lisibilité
chronologique, mais aussi, spatialement, de l’absence dans la présence, rendant
proche le lointain et lointain le proche, faisant de ce qui est représenté ici un ailleurs,
et de l’ailleurs un ici.
Pascal, en janséniste grand lecteur de Saint Augustin, réactive
alors les recommandations faites par l’auteur des Confessions.
Augustin, évoque, dans le chapitre XXXV des Confessions, intitulé De la seconde tentation
qui est de la curiosité, la catastrophe d’avoir des yeux, des oreilles et une bouche,
puisque le moi, l’être intime, se trouve en prise directe avec les tentations du monde :
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« … il y a dans l’âme une passion volage, indiscrète et curieuse, qui se
couvrant du nom de science, la porte à se servir des sens, non plus pour
prendre plaisir dans la chair mais pour faire des épreuves et acquérir des
connaissances par la chair.
Et parce qu’elle consiste en un désir de connaître et
que la vue est le premier de tous les sens, en ce qui regarde la connaissance,
le Saint-Esprit l’a appelée la concupiscence des yeux.
»
Pascal, grand lecteur d’Augustin, dans sa Lettre au Père Noël du 29 octobre 1647,
fait l’hypothèse que le vide du monde n’est pas le rien, que le vide est réceptacle :
« La différence essentielle qui se trouve entre l’espace vide et le corps
qui a longueur, largeur et profondeur est que l’un est immobile et l’autre
mobile.
Et que l’un peut recevoir au-dedans de soi un corps qui pénètre
ses dimensions alors que l’autre ne le peut.
D’où l’on peut voir qu’il y a
autant de différence entre le néant et l’espace vide que de l’espace vide
au corps matériel ; et qu’ainsi l’espace vide tient le milieu entre la matière
et le néant.
»
On voit bien la fonction de la précision apportée : si le vide n’est pas rien, s’il est accueil
du plein, alors il doit accueillir une plénitude effective.
S’il n’accueille qu’une plénitude
usurpée, l’enflure du moi, alors cette invasion ne fait que creuser ce qui est déjà creux.
Le registre moral est développé par analogie avec le registre physique : la créature
privée du créateur relève en réalité d’un vide sidéral, qui ne peut être rempli que par
l’accueil du verbe divin, ce qui est manifesté dans les Pensées en B 912 :
« Elle [l’Écriture] nous dit bien que la beauté des créatures fait connaître
celui qui en est l’auteur ; mais elle ne nous dit pas qu’elle fasse cet effet à
tout le monde.
Elle nous avertit au contraire, que quand elles le font, ce
n’est pas par elles-mêmes mais par la lumière que Dieu répand en même
temps dans l’esprit de ceux à qui il se découvre par ce moyen (Rom.I.19)
Elle nous dit généralement que Dieu est un Dieu caché et que, depuis la
corruption de la nature, il a laissé les hommes dans un aveuglement dont ils
ne peuvent sortir que par Jésus-Christ, hors duquel toute communication
avec Dieu nous est ôtée.
»
On le voit, au bavardage et à l’agitation d’une vacuité qui s’ignore, la vanité, pourrait
succéder le silence attentif de qui recevrait la parole divine.
Puis son silence comblé.
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truchement du Verbe qui s’est fait chair, le retour à une communication avec Dieu,
n’est-il pas dans la description d’une fusion qui fait disparaître la parole comme
parole ? Le mysticisme de l’ineffable sied-il aux êtres parlants ?
Hegel, dans son addition au § 462 de la Philosophie de l’esprit, dénonce l’ineffable
apparemment édifiant :
« On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est
l’ineffable.
Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en
réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation,
et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot.
Ainsi, le mot donne
à la pensée son existence la plus haute et le plus vraie.
»
Le monde ne nous renverrait, en écho, que la musique de nos paroles
III.
GOÛTER LE MONDE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE
Or, de quoi un tel silence serait-il le symptôme ? Lorsque Pascal évoque, par le
Il serait tentant mais réducteur de choisir le lamento comme figure exemplaire de
la maîtrise de l’écho par la musique.
Expansion monodique ou polyphonique de la
douleur – qui tient du thrène pour flûte sa linéarité – dont les reformulations variées
ne trouveraient pour réponse qu’elles-mêmes, ce chant de déploration énoncerait
déjà sa résolution.
À la manière de ce que les Italiens ont nommé ricercare, c’est-à-dire dispositif
apparemment déséquilibré qui porte en lui les clés d’un retour à l’équilibre, ce prélude
est une fausse béance, puisque sa mélodie met déjà en œuvre une harmonie.
Alors,
l’expansion du chant dans l’espace trouve ipso facto un écho non pas accidentel mais
nécessaire, dans la « musique des sphères » qui le sous-tend.
Au sens où tout fragment suppose déjà la totalité à laquelle il aspire, il faudrait penser
un tel chant, venu d’un point ténu du monde, trouvant sa plénitude par réfraction
spatiale.
Amplifié, déformé, complété par le monde même, sa teneur étant renvoyée
par quelque bois, rochers ou cordes denses.
Le Lasciatemi morire (Laissez-moi mourir) qui ouvre le Lamento d’Arianna, l’un des
Madrigali (Madrigaux) de Claudio Monteverdi, d’abord ouvert et irrésolu, de tonalité
indécidable, rencontre la surprise d’une réponse des rochers, qui se substitue à la
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voix attendue de l’absent, Thésée, dans le Ahi, che non pur rispondi : hélas, tu t’abstiens
de répondre.
Alors, faire de l’écho un simple trope esthétique qui articulerait fragmentation explicite
et harmonie implicite, déséquilibres savants d’une solitude bientôt consolée et démentie
par la sollicitude et la connivence de l’espace entier mis en vibration ? Plus que cela :
tout se passe comme si, par l’écho, le monde se mettait à parler.
Aussi bien Monteverdi que Mozart, qui amplifie le paradoxe, suggère de la voix même,
fût-elle errante et frêle, qu’elle contient déjà en puissance, dans les conditions spatiales
de son émanation, et par les solides qu’elle rencontre, de quoi se situer, se rasséréner.
Ainsi, dans les Noces de Figaro, la plainte de Chérubin, qui voudrait savoir ce à quoi
tout son être aspire, fait d’abord résonner son individualité brisée à travers tous les
écrans silencieux du monde :
« parlo d’amor sognando/ all’acqua, all’ombre, ai monti/ai fiori, all’erbe, ai fonti/
all’eco, all’aria, ai venti/che il suon de’ vani accenti/portano via con sé.
» (En
rêvant, je parle d’amour à l’eau, à l’ombre, aux montagnes, aux fleurs, à
l’herbe, aux fontaines, à l’écho, à l’air, aux vents, que le son des vains accents
emporte avec lui.)
Chérubin finit alors par se tourner vers lui-même pour se rendre à l’évidence, et se
répondre à lui-même, sidéré et converti : « E se non ho chi m’oda/parlo d’amor con
me.
» Comme pour faire l’expérience du caractère décevant, exténué, d’un cri qui
cherche devant lui mais ne trouve que l’espace qui l’initie.
Or, une telle perspective méconnaît la dissymétrie entre le temps, successif et
irréversible, et l’espace, simultané et réversible.
À supposer que le cri porte plainte,
et soit à lui-même sa propre réponse, de la tension à la détente, en un lamento policé
et de bon aloi, sa mélodie ne pourrait recevoir immédiatement réponse.
L’écho n’est
pas un reflet.
La parole n’est pas un tableau dont tous les points se manifesteraient simultanément,
elle exige du temps.
Le....
»
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