6_carrithers
Publié le 30/01/2024
Extrait du document
«
La philosophie pénale de Montesquieu*
D.W.
CARRITHERS
Bien que Montesquieu soit, incontestablement, une des figures majeures
de la philosophie politique, et bien qu’il se soit vivement intéressé au rapport entre la liberté et les lois criminelles, on a, cependant, étonnamment
peu écrit sur sa justification philosophique des peines.
Parmi ceux qui ont
étudié sa pensée, nombreux sont ceux qui ont manifesté leur intérêt pour
le contenu des livres VI et XII de L’Esprit des lois (), qui traitent des
libertés civiles en général, et plus particulièrement de la proportion convenable entre le crime et sa punition.
On ne s’est cependant guère interrogé
sur les fondements philosophiques à partir desquels Montesquieu envisageait le crime et sa punition.
Cela tient sans doute à ce que Montesquieu
n’est généralement pas considéré comme un «philosophe», à proprement
parler.
Il ne fut certes pas un «philosophe » systématique, à la manière
d’un Hobbes, d’un Locke, d’un Leibniz ou d’un Kant, et il ne s’est pas
préoccupé d’inclure, dans L’Esprit des lois, quelque formulation explicite
des principes philosophiques qui sous-tendent la punition.
Si l’on y
accorde une attention suffisante, cependant, on peut certainement découvrir, dans L’Esprit des lois, la philosophie pénale de Montesquieu.
Nous
nous proposons donc, dans cet article, de mettre en relation les remarques
disjointes, les réflexions esquissées par Montesquieu tout au long de son
grand œuvre, afin de reconstruire une vision, aussi claire que possible, de
sa philosophie pénale.
Auparavant, cependant, il est souhaitable de faire
une rapide présentation des différentes philosophies pénales.
* Traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Larrère.
— —
REVUE MONTESQUIEU N° 1
Les philosophies pénales
Schématiquement, les philosophies pénales se partagent en deux grandes
catégories : l’une est utilitariste, l’autre, rétributive.
Selon la conception
utilitariste, les peines sont, au mieux, un mal nécessaire et le droit de punir
ne peut être dérivé que de ses conséquences utiles.
Ce n’est que s’il résultait de son absence un plus grand mal pour la société tout entière que la
punition peut être justifiée.
C’est une tout autre justification qu’avance la
position rétributive.
Les rétributivistes ne font pas dépendre la
justification des peines des estimations conséquentialistes des utilitaristes,
mais de considérations de mérite, de ce qui revient à chacun.
Le rétributivisme est une attitude orientée par la justice, et qui affirme que les criminels doivent être punis pour ce qu’ils ont fait, même si cela n’a aucune
conséquence dissuasive pour les autres .
Une analyse attentive suggère que Montesquieu a combiné les deux
approches, utilitariste et rétributive, dans L’Esprit des lois.
Il était visiblement convaincu qu’en infligeant une peine on pouvait accomplir à la fois
des buts utilitaristes et des buts orientés vers la justice .
A cela s’ajoute
l’orientation fortement libérale de sa présentation.
Il soutient que, pour
être justifiable, tout système de punition doit permettre la plus grande
extension possible de liberté : en ne criminalisant que les actions qui
portent atteinte à la paix et à l’ordre public, en protégeant les droits des
accusés, en modérant les peines, de façon à ce qu’elles s’accordent au degré
correspondant de gravité du crime.
Montesquieu fut donc à la fois utilitariste, rétributiviste et libéral dans son approche de la question des peines.
Dans la conception rétributive, il trouvait l’essence du droit de punir, tandis que ses préoccupations utilitaristes et libérales lui permettaient de
mettre en forme sa conception de l’échelle des peines, et de justifier le
besoin de protéger les droits des accusés .
.
On trouvera un résumé utile des différentes sortes de rétributivisme chez Mark Tunick,
Punishment.
Theory and Practice (Berkeley, University of California Press, ), p.-.
.
Cela n’a rien d’exceptionnel.
Les théoriciens associent fréquemment une motivation utilitariste
avec une motivation rétributive de la punition.
Ainsi Pufendorf avait-il soutenu : « j’entends par le mot
de peine, un mal que l’on souffre à cause du mal que l’on a fait volontairement » et «le but des peines
[…] est de détourner les hommes du crime par la crainte de ses suites».Voir Pufendorf, Les Devoirs de
l’homme et du citoyen (trad.
Barbeyrac, ), livre II, chapitre XIII, reprint Caen, , vol.
, II, p..
.
Voir par exemple la justification des formalités de la justice dans l’exécution des peines, EL, VI, .
— —
LA PHILOSOPHIE PÉNALE DE MONTESQUIEU
Théorie du contrat social et droit de punir
A l’époque où Montesquieu s’intéressait à la question, la justification la
plus courante du droit de punir avait recours à la théorie du contrat social.
Cette théorie mettait l’accent sur la création volontaire d’une autorité souveraine ayant le pouvoir de juger les infractions à la loi, à la suite de l’abandon, volontaire et collectif, d’une partie de la liberté dont les individus
avaient joui dans l’état de nature.
L’objectif d’un tel abandon était de renforcer la sûreté.
L’état de nature n’ayant été gouverné que par la loi naturelle, sans autorité établie pour maintenir la paix, le premier état prépolitique qu’avait connu l’humanité s’était révélé être, au mieux, incertain
et précaire, et au pire, c’était l’état de guerre de tous contre tous qu’avait
décrit Hobbes.
A la différence de théoriciens comme Pufendorf, Hobbes, Locke,
Rousseau et Beccaria, Montesquieu n’eut pas recours à la théorie du
contrat social dans L’Esprit des lois, que ce soit pour justifier les peines ou
pour expliquer les origines du gouvernement (démarche que les historiens
de l’école écossaise ont tout particulièrement relevée ).
Bien qu’il ait, à
l’occasion, parlé de la condition des individus dans l’état de nature, tout
particulièrement, mais non exclusivement dans le livre I de L’Esprit des
lois, il l’a fait principalement pour réfuter ce qui lui semblait être la thèse
de Hobbes : que la justice doit son origine à la loi positive, non à la loi
naturelle .
Montesquieu croyait fermement que l’on trouvait dans la loi
naturelle les paramètres de ce qui pouvait être permis dans la conduite
humaine, et que la loi positive ne devait pas contrevenir aux critères de la
loi naturelle.
Il s’abstint, cependant, de retracer l’origine des sociétés politiques jusqu’à un moment contractuel.
Nous devons donc chercher
ailleurs les indices de sa philosophie pénale.
Un excellent point de départ
est son examen de «l’échelle des peines», débat théorique qui agita
l’Europe dans les décennies qui suivirent la publication de son livre, et qui
fut conçue pour établir le rapport convenable entre le crime et la peine .
.
Voir la pensée dans Œuvres complètes, éd.
Roger Caillois, vol.(Paris, Gallimard;
Bibliothèque de la Pléiade, , ), I, p.; Masson n°.
Sur son influence sur les Écossais, voir
David Carrithers, «The Enlightenment Science of Society», dans Inventing Human Science.
EighteenthCentury Domains, ed.
Christopher Fox, Roy Porter, Robert Wolker (Berkeley, University of California
Press, ), p.- ; -.
Pour la relation entre Montesquieu et Beccaria, voir Catherine Larrère,
« Beccaria et Montesquieu, droit de punir et qualification des crimes», dans Cesare Beccaria et la culture
juridique de son temps, études réunies par Michel Porret, Genève, Droz, , p.
- et Jean Pandolfi,
« Montesquieu et Beccaria» dans Europe, LV, (), p.-.
.
Voir la façon dont Montesquieu lui-même explique son objectif dans sa Défense de L’Esprit des lois
(), dans Œuvres complètes, ouvr.
cité, II, p..
.
Sur la large influence de Montesquieu, voir Michel Foucault, Surveiller et punir (Paris, Gallimard,
), p.-.
— —
REVUE MONTESQUIEU N ° 1
L’échelle des peines
Montesquieu a discuté de l’échelle des peines dans deux parties bien séparées de L’Esprit des lois.
D’abord au livre VI, dont la tournure est utilitariste : « Il est essentiel que les peines aient de l’harmonie entre
elles», affirme-t-il, «parce qu’il est essentiel que l’on évite plutôt un grand
crime qu’un moindre, ce qui attaque plus la société, que ce qui la choque
moins » (VI, ).
Seule une proportion convenable entre les crimes et les
peines peut signaler au malfaiteur éventuel qu’il s’expose à subir une peine
correspondant à la gravité du crime qu’il commettrait contre les personnes
ou les biens.
Ne serait donc pas du tout une politique pénale saine, celle
qui appliquerait le même niveau de punition à une large variété d’infractions, allant des crimes mineurs jusqu’aux plus graves des forfaits, comme
cela avait été le cas, aussi bien en France qu’en Angleterre.
Réserver la plus
dure des peines, la peine de mort, aux crimes les plus graves, aurait l’effet
désiré, concluait Montesquieu, de détourner les individus de commettre
les pires des crimes, ceux qui menacent la vie des personnes et les biens.
Avec une échelle graduée – et en prêtant, comme il le fait, un modèle de
comportement rationnel au criminel – les individus pouvaient décider de
commettre des crimes moins graves, mais ils y regarderaient à deux fois
avant de commettre des crimes capitaux, touchant les personnes et les
biens.
« C’est un grand mal parmi nous», se lamentait ainsi Montesquieu, «de
faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin, et à celui
qui vole et assassine».
Bien meilleure, affirmait-il, était la pratique....
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓